Le visage des japonaises

- Lotti, dis moi, à quoi ressemble les japonaises pour toi ?

- Les japonaises ont de longues jambes, de grands yeux, un long nez pointu, les cheveux blonds, la peau blanche, une poitrine charnue, des fesses callipyges !

- Tu délires ?

- Non ! Certaines sont un peu comme ça Koyuki. N’oublies pas que les japonais sont beaucoup plus métissés qu’on ne le croit. Il est vrai qu’avec la fermeture du Japon à l’étranger pendant la période d’Edo, puis avec la période nationaliste du début du 20ème, la propagande raciale avait fini par convaincre tout le monde de l’homogénéité ethnique de l’archipel. Et pourtant…quand on remonte le fil de la préhistoire, on s’aperçoit que vous êtes issus de mélanges de population issus de différents horizons. Le fond mongoloïde passé par la péninsule coréenne d’abord ; mais aussi des populations indo européennes venues de Sibérie et installées sur l’île d’Hokkaido, les aïnous : des blancs velus aux yeux parfois bleus. Sans compter les groupes d’origines mélanésiennes arrivés par bateau jusqu’aux îles du sud, le Kyushu et les Ryu Kyu. A cela, on pourrait ajouter les migrations actuelles, limitées mais en développement : des occidentaux, des chinois, des africains, nigérians notamment, des indiens…

- Je veux bien mais…99% des japonaises me ressemblent plus qu’elles ne ressemblent au portrait que tu en as brossé !

- Bien sûr, mais ce que je voulais dire, c’est qu’en prenant les traits exceptionnels qu’on peut trouver dispersés chez plusieurs individus, on pourrait presque arriver à ce que j’ai décrit. D’un autre côté, mon portrait robot est faux mais correspond à l’idéal des japonaises. C’est comme cela qu’elles se représentent la beauté et c’est cela qu’elles s’échinent à atteindre pour être une bijin, une belle femme, même s’il faut pour cela user des subterfuges les plus subtiles…

- Dois je me sentir viser ?

- Bien sûr. Tu as les cheveux éclaircis n’est ce pas ? Mais c’est vrai que ta peau est naturellement très blanche ; plus que la mienne !

- Cela ne te plait pas ?

- Bien sûr que j’adore ça.

- A ton avis, pour un occidental, qu’est ce qu’il y’a de fascinant chez la femme japonaise ?

- La conformation des visages, la façon dont les femmes les maquillent, les animent avec toute une gamme d’expressions singulières. Leur omniprésence aussi. Les visages féminins sont partout au Japon. Dans les rues ils brillent à tel point qu’ils effacent ceux des hommes qu’on remarque à peine. Ensuite, dans les magasines, les affiches, à la télé, les mangas…partout les représentations de visages de femmes abondent et captivent littéralement l’attention, l’emportant sur tout le reste. Le Japon est bien un pays de femmes, un pays de visages de femmes. Il me semble être l’objet d’un véritable fétichisme. Tu as vu à quel point les gens se prennent en photos? Outre la passion du souvenir, et l’acte de communion sociale, il y’a derrière ça un narcissisme affirmé. Les japonaises sont fascinées par les visages. Le leur et celui de l’autre.

- C’est marrant ce que tu dis. Mais à y penser un peu, ce n’est pas faux. C’est fou comme les choses changent. Tu sais qu’à l’époque d’Heian, du 8ème au 12ème siècle, l’âge d’or de la civilisation japonaise, c’était l’inverse. La nudité du visage avait quelque chose d’obscène, notamment pour l’aristocratie féminine qui apparaissait souvent voilée. Au début du 20ème siècle, Tanizeki dans éloge de l’ombre a aussi évoqué l’obscurité des maisons traditionnelles où il était de bon ton que les femmes restent un peu cachées, dans le clair obscure...

- Tu sais, cette libération du visage a aussi eu lieu en occident. Il fut un temps où il était normal pour les femmes de se mettre un fichu sur la tête, de ne pas se maquiller, de ne pas laisser resplendir leur faciès. Reste l’Islam évidemment. Une religion qui se méfie de la figure humaine, féminine notamment, et de toutes les représentations qu’on pourrait en faire qui risquerait d’encourager l’idolâtrie et de stimuler le désir, détournant l’attention des hommes pour Dieu.

- A ce niveau, le Japon n’est pas iconoclaste ; c’est même plutôt l’inverse ! Peut être en partie car il est devenu athée et que l’être humain peut prendre toute la place. Enfin…Je peux te poser une question un peu gênante Lotti ?

- Bien sûr, tu sais bien qu’on a décidé de tout se dire sur cet oreiller.

- Voilà, pour nous japonais, les européens se ressemblent un peu tous...Une grande taille, des grands yeux plutôt enfoncés et souvent clairs, des longs cils, un grand nez, des cheveux parfois blonds et bouclés. Ce n’est pas du racisme mais…nous ne sommes pas habitués à voir en chair et en os beaucoup de spécimens tu le sais bien. Alors forcément le regard n’est pas entraîné à percevoir les subtilités des distinctions qui existe d’un individu à l’autre. Est-ce la même chose pour vous ?

- Disons que oui et non. Comme tu le sais, l’Europe est multiethnique et même si dans certaines régions il y’a des asiatiques, comme ils sont minoritaires on n’a pas vraiment l’habitude d’analyser leurs visages en détail. Beaucoup de gens auront du mal à décrire les variations des caractéristiques des faciès asiatiques et aussi à statuer sur la beauté ou la laideur d’un individu. Quand il s’agit de physique inhabituel, et que la culture n’a pas formaté les critères du jugement, il est vrai qu’il est plutôt difficile de se prononcer de façon tranchée.

- Ah…C’est pour cela que beaucoup d’occidentaux se casent avec des asiatiques qui sont plutôt loin de faire l’unanimité sur leur beauté au pays.

- J’aime ton sens de la litote…Disons que ce qui peut plaire à un occidental chez une japonaise par exemple n’est pas autant influencé par les critères dominants, véhiculés par les médias par exemple. A moins que tout simplement certains hommes préfèrent les moches, ce qui n’est pas impossible. Au Japon aussi le phénomène existe. Il existe même un terme spécial, Bususen, pour désigner les gens attirés par les personnes laides n’est ce pas ?
Mais koyuki…tu te sens concernés peut être ?

- Non !!! Goujat ! Tu n’es pas avec moi parce que je suis laide quand même !

- Tu es la plus belle des japonaises, comme disais un de mes amis à sa femme.

- Arrête !

- Un peu d’humour. Je n’en suis pas encore à faire du shimoneta (blagues salaces) quand même ! Bref, pour revenir à ta question première, je te disais que les européens ont du mal à juger des visages asiatiques. Ils ont aussi par exemple des difficultés à faire la distinction entre les différents types ethniques d’Asie. Cambodgien, Vietnamien, Chinois, Japonais…Pour beaucoup de français c’est un peu bonnet blanc et blanc bonnet. Ce n’est pas du mépris, c’est juste de l’inculture.

- Et toi ? Tu es plus clairvoyant maintenant que tu vis ici ?

- Avec le temps, je me sens plus physionomiste. Au départ, c’était difficile. Se retrouver soudainement seul au milieu des foules d’extrême d’orient a quelques chose de déroutant. On commence par faire l’amalgame entre tout le monde et puis, petit à petit, le regard s’aiguise et on voit ce qu’on ne voyait pas. C’est un peu comme la même chose quand on découvre un style de musique. D’abord tous les morceaux se ressemblent. Et puis, à force de fréquentation, les nuances apparaissent, et on affûte son discernement.

- Tu veux dire que tu as réalisé que le faciès japonais n’est pas systématiquement plats comme le pense beaucoup de tes compatriotes !

- Par exemple, oui ! J’ai remarqué combien les formes du visage peuvent être différentes. Il y’a les visages rond aux formes souples, légèrement joufflues parfois, et ceux plus anguleux, avec des arrêtes nettement plus marquées, des pommettes saillantes notamment. Et i le front est généralement très vertical, il arrive que le menton soit un peu fuyant.

- Tu as dû remarquer aussi que la problématique du visage est au Japon dominée par la question des yeux et dans une moindre mesure par celle du nez…

- Vous avez les yeux légèrement exorbités, davantage à la surface que les européens, dans une proportion qui varie d’un individu à l’autre. Il me semble qu’Hatoyama, un ancien premier ministre avait gagné le surnom d’E.T à cause de ces yeux franchement globuleux…

- Oui tu as raison. Les japonais apprécient peu les démés, les yeux trop saillants. Beaucoup préfèrent les yeux des européens, nettement plus enfoncés. C’est une caractéristique exotique par ici.

- Comme les yeux très ouverts d’ailleurs.

- Oui, cela ne courre pas les rues hein ? Mais avec le temps, tu finiras par te rendre compte combien le degré d’ouverture des paupières peut être variable d’un individu à l’autre et distinguer au premier coup d’œil leurs différentes conformation. Il y’a les paupière à une bride, celles qui en ont deux ; Il y’a celles qui s’affaissent soudainement ou au contraire celles qui restent régulières et équilibrées. Certaines personnes les ont si tendues que la pupille ne brille qu’à travers un mince filet, presque fermé. D’autres à l’opposé, ont les yeux presque plus ouverts que les occidentaux. Par ailleurs, il existe un autre caractère qui varie et qui influence grandement la perception que nous avons d’un visage : l’écartement des yeux par rapport au nez.

- En tout cas, les yeux bridés sont si charmants ! Les tiens Koyuki sont…Mais je ne vais pas te refaire les visiteurs du soir. Tu sais en occident certaines ados s’amusent à se maquiller de telle sorte de donner l’illusion d’avoir des yeux d’extrême orient.

- Et dire qu’ici c’est l’inverse ! Les femmes ont acquis une maîtrise exceptionnelle de l’art de jouer des pinceaux pour se faire des yeux plus grands qu’elle n’en n’ont. La plupart des japonaises jugent qu’elles ont des yeux trop fermés. Il n’y a qu’à regarder les personnages de mangas avec leurs yeux immenses, ouverts à la verticales, qui occupent un tiers du visage pour se faire une idée de l’idéal occulaire. Il existe une véritable pression sociale autour de ça. Tiens, par exemple, les jeunes filles adorent aller en bandes se faire tirer le portrait dans des immenses photomatons bourrés d’électroniques appelés Purikura, capables de trafiquer les yeux, de les agrandir et même de les coloriser. Ça aussi c’est conçu comme totalement pittoresque : les yeux bleus ou verts…

- J’ai remarqué aussi que certaines machines étaient capables d’ajouter des grands cils. Encore une merveille technologique made in Japan.

- Ah, je ne savais pas ça ! Cela fait un moment que je n’ai pas fait de purikura. Mais cela ne m’étonne pas. Si tu savais tout le business qu’il y’a autour des matsuge, les cils, tu n’en croirais pas tes yeux justement. Nous naissons avec des cils courts et clairsemés. Or l’idéal est qu’ils soient longs, fournis et recourbés. Une influence des regards qui tuent venus des stars occidentales probablement. De surcroit, des longs cils donnent l’illusion que les yeux sont grands alors…Pour parvenir à leur fin, les japonaises ont recours à une kyrielle de solutions. Elles s’appliquent du mascara en couche épaisse d’abord. Elles en sont parmi les plus grandes consommatrices au monde. Ensuite, elles utilisent presque toutes des peignes spéciaux qui ressemblent à des cuillère à glace pour se recourber les cils et leur donner du volume. Certains salons proposent de réaliser l’opération avec un fer chaud spécial pour perreniser le résultat et peuvent même poser des prothèses en plastique pour les allonger et les densifier radicalement. Toutefois, ci c’est pour une soirée, on peut faire l’opération soi-même en achetant des sets dans le commerce. Mais le risque à la longue est de faire tomber ses vrais cils à force de les solliciter. Heureusement que la chirurgie esthétique pourra faire des miracles, implanter des cils artificiels, en cas de besoin…

- Les japonaises recourent elles tant que ça à la chirurgie esthétique faciale ?

- Oui et non. Moins qu’en Corée par exemple. Mais, exceptés les différentes interventions concernant le rajeunissement, botox et autres, il y’a quand même un bon développement de la chirurgie plastique pour modifier les caractéristiques du visage. Certaines japonaises se font débrider les yeux, trafiquer le nez ou encore gonfler les lèvres….

- Le nez et les lèvres ?

- Encore une influence du canon occidental sans doute et de l’importance accordée aux lèvres charnues. Les asiatiques les ont plutôt fines alors…un peu de silicone et la bouche devient pulpeuse. Quant au nez, tu sais que c’est certainement la deuxième pierre de touche du visage ici. Et il pose le même problème. Les japonaises sont persuadées que plus le nez est grand plus…

- En Europe, pour les hommes, on dit qu’il est proportionnel à la taille du sexe mais ce n’est qu’une superstition n’est ce pas ?

- Ne fais pas l’innocent. Ne me dis pas que tu n’es jamais allé à l’Onsen. Tous les hommes se baignent nus . Donc, qu’est ce que je disais. Ah oui, plus le nez est grand, plus il est beau dans l’esprit des japonaises.

- J’aime les femmes avec de petits nez.

- Tu dois être servi ici alors. Remarque quand on observe bien il y’a aussi toute une variété morphologique à ce niveau. Même quand ils sont plutôt plats, ils peuvent être tantôt empâtés ou tantôt assez étroits. Tu as remarqué ?

- Oui. J’ai supposé que les nez empâtés avaient peut être à voir avec les caractères mélanésiens issus des migrations anciennes. A ce sujet, il y’a quelque chose qui m’a frappé aussi chez tes compatriotes : certains ont des nez plus hauts, proche des nez occidentaux. Je n’ai pas vu de tels nez en Chine ou ailleurs en extrême orient.

- Exactement. C’est assez mystérieux. Et c’est plutôt un atout pour ceux qui les portent vu les critères en vigueur. D’ailleurs toi aussi en tant qu’occidental, tu dois recevoir quelques louanges à ce propos.

- Ecoute, une fois j’ai été vraiment époustouflé en allant visiter un sanctuaire à Matsuyama, derrière le Dogo Onsen. Il y’avait une cérémonie de mariage qui commençait. Le couple était en train d’arriver, suivi du cortège des invités. Un des hommes m’a souri en me disant : « Nous les japonais nous ne pouvons pas rivaliser avec un tel nez ! ».

- Ah ah ! Il avait raison le bougre ! Tu sais que ce que je préfère chez toi d’ailleurs, c’est ton nez ? Mais trêve de flagornerie. La seule chose qui m’étonne dans ton histoire en fait, c’est la franchise de cet homme. Généralement, les gens sont trop réservés pour s’exprimer aussi directement. Mais il est vrai que l’anecdote s’est produite à Shikoku, au sud. Et les gens du sud au Japon comme dans beaucoup de régions, sont souvent plus effrontés.

- Au fait, Koyuki, je peux te poser une question ? Tu ne portes jamais de lunettes ?

- Tu n’as pas remarqué que je mets systématiquement des lunettes de soleil quand il y’a un rayon ? Ici toutes les filles en raffolent. De marque bien sûr. Accessoire de mode indispensable, la vogue est plutôt au modèle immense et fumé qui fait des yeux de mouche. Tu as vu aussi les jeunes japonaises qui en portent la nuit dans les bars et les boites. C’est un genre.

- Oui ! C’est amusant. Je me suis mis à les appeler japonaises à lunettes de soleil nocturne. Bizarrement, ce n’est souvent pas les plus jolies qui se camouflent ainsi. Elles ont peut être raison : avant qu’elles enlèvent leur appareillage, l’imagination les idéalise et leurs confèrerait presque une aura de femme fatale. Mais je ne pensais pas tout à fait cela en fait. Je parlais plutôt des lunettes de vue. A vrai dire, tu n’en mets jamais et je ne vois pratiquement pas de japonaises en porter. A croire que vous avez toutes une vision excellente.

- Ah ! Non, tu rigoles ! Le pourcentage de myopes atteint des records dans la population ! Les trois quart n’y voient goutte. C’est une question génétique en fait. L’absence de lunettes s’explique par des facteurs esthétiques. Quasiment toutes les femmes ont des lentilles de contact car il est presque hors de question de sortir lunetté sous peine de passer pour une ringarde. Cela n’empêche pas que si tu vas dans les bibliothèques ou les entreprises, tu en verras certaines opter pour le confort des verres. Mais la plupart préfère s’irriter les yeux que de déroger à l’empire de la norme.

- J’imagine que c’est aussi parce que les culs de bouteilles donnent l’illusion que les yeux sont plus petits ?

- Certainement. De surcroit, les lunettes sont aussi l’indice d’une certaine infirmité que beaucoup cherchent à cacher. La question de la vision a une histoire traumatique au Japon. Avant la diffusion à grande échelle des lunettes, beaucoup de gens étaient extrêmement handicapés par leur petit nombre de dixième. Il y’avait beaucoup d’aveugles aussi. Des femmes notamment, qu’on appelait les Gozon. Certaines étaient des proies faciles, parfois condamnés à mendier ou à se prostituer pour survivre. Certaines devenaient musiciennes, jouaient du Koto ou du Shamizen.Tu as vu le film Ichi qui raconte le calvaire de l’une d’entre elles ?

- Oui. Cela m’a rappelé Tanizeki d’ailleurs. Une nouvelle qui se trouve dans son recueil ‘deux amours cruels ‘. Il raconte l’histoire de Shunkin, une musicienne aveugle et talentueuse qui fonde une école de musique et vit en concubinage avec un homme qui en est fou amoureux. Quand il arrive que Shunkin soit défigurée par un voleur, il décide de s’aveugler avec des pointes d’épingle pour ne pas lui faire l’offense de la voir ou de la mettre mal à l’aise. Il voulait aussi s’infliger la même infirmité que sa maitresse pour se rapprocher d’elle, se plonger dans la même situation. Par amour. Par masochisme aussi.

- Cette histoire est tellement japonaise…l’esthétisation de la mélancolie, de la tristesse, du sacrifice…Mais je ne sais pas s’il faut aller chercher de telles arguments ni même remuer l’inconscient collectif des japonais pour expliquer cette reluctance collective face à la lunette. Plus simplement, disons que les lunettes ont quelque chose de médical. Si en Europe elles sont devenus un objet mode, au Japon les femmes pensent que les lunettes nuisent à l’harmonie de leur visage. D’ailleurs franchement, ne me dit pas que les lunettes vont aux asiatiques. Cela leur donne tout de suite un air contrit, sérieux et coincé.

- Je ne te cache pas que le visage nu sans monture d’une belle japonaise à la peau claire et laiteuse atteint des sommets de beauté et de raffinement.

- Et tu sais combien elles travaillent pour cela n’est ce pas. L’ennemi de la japonaise est le soleil. Il ride, brûle et tanne l’épiderme. Elles s’en protègent à tout prix à coup de crème solaire, ou en arpentant le pavé armées d’ombrelles.

- Oui, j’ai remarqué. Autant les parapluies en plastiques ne gênent personne. Autant les exigences sont plus grandes pour les ombrelles. Dommage que les modèles traditionnelles, en papier de riz, exquises, aient pratiquement disparu.

- As-tu remarqué aussi que certaines femmes jouent de l’éventail, les ogi, tant pour se rafraichie que pour arrêter les rayons solaire ? Sans compter la solution plus radicale qu’elles adoptent quand ils cognent brutalement. Rester à l’ombre. Le Japon est un pays sans terrasse de café et aux plages à moitié désertes. Quand les gens y vont, ils s’abritent sous des parasols, restent parfois habillés, sortent les glacières et boivent de la bière ou du thé vert. Personne n’aurait l’idée de lézarder au soleil.

- J’en connais une qui se vante de faire ça pourtant! Mais elle a la peau naturellement foncé. C’est marrant, elle me répète toujours qu’elle aime le soleil ; comme si elle voulait dire que la couleur de sa peau venait du bronzage, pas de la nature.

- C’est vrai qu’il peut y avoir un certain complexe pour les filles les plus mates. La blancheur est un idéal de beauté très prégnant. Et le phénomène est suffisamment ancien pour qu’il ne soit pas imputable à l’expansion de la culture européenne, d’ailleurs plutôt tardive dans l’archipel. Paradoxalement, ce serait plutôt la vogue des peaux bronzés qui viendrait d’occident. Il y’a quelques années, il y’a eu une mode assez courte pour les UVs. Les femmes voulaient faire comme les californiennes. Mais ça a fait long feu.

- Ça alors ! Je n’y aurais jamais pensé ! Encore le dieu business qui a frappé. Il y’a dû y avoir tout un truc autour des salons d’UV, des machines et compagnie. Avec comme bilan quelques cancers de la peau et des machines à la casse qui font une bonne dose de déchets pour la planète j’imagine. Enfin. Tu parlais de l’importance accordée à la blancheur dans la culture japonaise traditionnelle. Existe-t-il des témoignages ?

- Oui bien sûr. Traditionnellement les artistes ont toujours représenté la blancheur comme un idéal. Dans les arts vivants et le monde de la nuit, le commerce de l’eau comme disent les japonais, les maikos, qui sont les apprenties geishas, sont depuis l’époque d’Edo maquillées avec un apprêt blanc opaque et épais. Elles incarnaient le désir, la quintessence de la féminité. Coiffées à merveille, très jeunes, et fragiles, pareilles à des poupées mécaniques, elles avaient la peau lisse, lumineuse et d’une blancheur outrageuse. Enfin, elles je pourrais employer le présent car elles existent encore. Dans la peinture aussi, les estampes, les femmes sont souvent claires tandis que dans la littérature l’idée est fréquemment relayée. Dans le Botchan, quand Soseki décrit une belle femme, il commence par évoquer sa peau « C’était une jeune beauté au teint très blanc, à la taille élancée, coiffée avec élégance », indiquant par cela clairement une hiérarchie des valeurs esthétiques.

- J’ai l’impression que rien n’a changé dans la représentation contemporaine de la beauté.

- Bien sûr. Regarde les médias. Outre le succès des modèles occidentaux, les stars nippones aussi arborent une blancheur exceptionnelle, accentuée certes par l’éclairage ou le maquillage. Mais tout n’est pas faux. Certaines japonaises sont vraiment blanches. Tu le sais autant que moi n’est ce pas.

- Oui ! Et vous en avez la réputation. Déjà au 19ème siècle, Humbert, un diplomate suisse auteur d’un journal rédigé lors de son séjour au Japon, décrivait les japonaises comme les femmes les plus blanches d’Asie.

- Certes, mais la réputation est quelque peu exagérée. La gamme des nuances et des teints est particulièrement diversifiée dans l’archipel et se décline depuis le brun olivâtre, à la manière des indonésiens les plus clairs, jusqu’à la blancheur presque parfaite. Mais avec l’immigration qui commence à se développer les choses pourraient changées, bien qu’on soit encore loin du compte !

- Selon toi, l’explication génétique est fondamentale ?

- Oui et non. En fait, les facteurs sont multiples. Les conditions de vie jouent bien entendu. Autant les paysannes s’exposent sans cesse aux intempéries et aux variations des saisons, autant les jeunes filles de bonne famille, plus éduquées, savent comment faire pour ne pas trop brunir. Le phénomène n’est pas récent. Tanizeki fait allusion à la blancheur pâle des femmes issues des familles urbaines et riches de l’époque Tokugawa. Par ailleurs, il semble aussi que le régime alimentaire ait une importance. La carotène par exemple est sensé teinter la peau. La carotte ou la patate douce n’ont pas toujours bonne presse à ce sujet. Toujours dans le Botchan, quand Soseki raconte sa vie de jeune enseignant à Matsuyama, il déplore le sort que lui réserve sa logeuse qui lui prépare toujours les même repas : « J’étais forcé de me nourrir de patates douces. J’allais jaunir comme un coing. » écrit il.

- Si la valorisation culturelle de la blancheur est aussi forte, j’imagine que cela doit pousser certaines femmes à recourir à la chimie…

- Peu le font en fait. En revanche, il existe mille en un subterfuge pour avoir un teint clair. D’abord il y les crèmes cosmétiques qui sont sensés aider les femmes, du moins le croient elles, à garder la peau lisse, tendue et fraiche. Le Japon est un des plus grands consommateurs au monde. Ensuite, il y’a le maquillage bien sûr, manié en main de maître par toutes les femmes de l’archipel.

- Tanizeki raconte qu’à l’époque d’Edo, les femmes utilisaient de la farine de riz et de la fiente de Rossignol comme fond de teint…

- Le fond de teint était déjà fondamental. Aujourd’hui, c’est l’alpha et l’omega de la féminité nippone. Toutes s’en mettent en couches plus ou moins épaisses selon l’irrégularité de la peau. Bien sur la plupart choisisse une teinte plus claire que leur couleur naturelle. Elles se rougissent aussi les joues avec de poudre.

- Humbert en parlait déjà il y’a 150 ans. Encore une fois rien n’a changé. Les japonaises qui ont la couleur du visage uniforme, aiment se donner un aspect plus sanguin.

- A ceci prêt qu’à l’époque d’Edo elles se maquillaient aussi les dents. Les femmes mariées se les teignaient en noir d’ébène.

- Charmant ! Une manière de se distinguer et d’affirmer leur statut sans doute. Dans les Antilles c’était la coiffe. Les dents noirs finalement pourquoi pas. Ce n’est pas très séduisant et cela devait repousser les conquérants.

- Non détrompe-toi. Ne fais pas d’ethnocentrisme. Les dents noires étaient élégantes jadis !

- En tout cas je me demande si les femmes passaient autant de temps à se maquiller qu’aujourd’hui. Tiens toi par exemple Koyuki, tu dois bien passer, aller, une demi-heure tous les matins devant la glace. Je ne t’ai jamais vu prendre l’option rapide comme les françaises quand elles sont pressées. Un peu de rouge à lèvre et de poudre et hop, roulez jeunesse. Non, tu as ce sens de la minutie qui te fait t’attarder sur chaque détail. La fondation, les yeux, les paupières, les joues, les lèvres.
- Je ne peux pas te cacher tous mes secrets de femmes. Mais tu m’a vu supine non maquillé aussi et ça c’est un privilège ! La plupart de mes copines pensent que les hommes n’aiment pas les femmes non maquillées. Elles n’ont pas confiance en elles quand elles sortent sans rien. Beaucoup sont complexées par leur physique même et surtout quand elles sont jolies. Tu sais un maquillage bien fait peut rajeunir et embellir un visage à un point…Mais après c’est un cercle vicieux et on ne peut plus sortir sans car il donne de l’assurance et constitue un filtre entre soi et le monde qui protège. J’ai une copine qui blêmirait à l’idée de croiser quelqu’un qu’elle connait sans avoir pu se maquiller. Elle s’arrange même pour que son petit ami ne la voit pas trop longtemps avant de s’être préparée.

- Elle est du style à avoir un miroir en permanence sur elle c’est ça.

- C’est ça. Ce n’est pas pareil en Europe ?

- Si mais, les européennes, n’en font pas un usage aussi intempestif. Il n’y a qu’à regarder le nombre de jeunes japonaises qui sortent d’immenses kagami, les miroirs, de leurs sacs, et se maquillent interminablement dans le train ou les cafés.

- Oui mais ce genre d’attitude est considérée comme un comportement grossier. Au Japon normalement, on ne s’affiche pas de la sorte. Ce sont plutôt les ados qui font ça tu as remarqué ? Une manière de s’affirmer, de provoquer le conservatisme engoncé de la société. Mais leurs provocations s’arrêtent là le plus souvent. N’oublie pas que nous sommes au Japon…

- J’ai vraiment été frappé de voir dans certaines boites de nuit qu’elles ont un étage spécial pour se bichonner qui ressemblent à des loges. Une atmosphère 100% girly, rose et bleu ciel. Elles apportent leurs vanities qui débordent de cosmétiques et peuvent utiliser sèches cheveux et lavabos. Parfois il y’a un coiffeur de permanence qui les apprête pour quelques centaines de yens devant d’immenses glaces. La première fois que j’ai vu ça, je suis tombé des nues.

- Ah oui. C’est vrai que le culte de l’apparence est assez obsessionnel chez les jeunes filles, surtout quand elles sortent tu t’imagines. Ironiquement, sans que cela soit conscient certainement, elles font une espèce d’hommage à Amateratsu, la déesse du soleil.

- Tu veux dire que se maquiller devant un miroir, c’est rendre un culte religieux !

- Dans la mythologie, il y’a une histoire où Amateratsu, furieuse, s’enferme dans une caverne, plongeant la terre dans l’obscurité, pour protester contre les exactions de son frère Suzano wo, le kami de la mer. En conflit avec sa sœur, il n’avait cesser de la provoquer, allant même jusqu’à déféquer dans son palais.

- C’est d’un goût !

- Malgré l’insistance des autres dieux, vexée, Amateratsu refusa de sortir jusqu’à ce que la déesse de la gaieté ait l’idée d’entamer une danse déjantée et érotique sur un grand miroir. Intrigué, Amateratsu reparu, et la lumière avec elle. Depuis, le miroir est devenu un des symboles de la déesse et de ses descendants qui ne sont autre que…la famille impériale du Japon, les Yamatos, encore sur le trône aujourd’hui. D’ailleurs, un miroir sensé avoir été cédé par Amateratsu à son arrière petit fils, qui devint le premier empereur du Japon, est toujours conservé précieusement à Tokyo parmi les autres insignes impériaux.

- Voilà que toutes les jeunes filles du Japon conspirent à adorer Amateratsu et leur empereur ! Et moi qui pensait que l’addiction au miroir était un symptôme de narcissisme et de coquetterie aigüe.

- Oui euh…enfin…pour bien faire il faudrait qu’elles aillent au sanctuaire shinto. Il arrive qu’ Amateratsu soit représentée par un miroir métallique devant lequel les fidèles viennent prier. Prier devant son propre reflet, une manière de se confronter à soi même sans far.

- Hum…je veux bien mais même au sanctuaire shinto ou au temple bouddhiste, j’ai rarement vu une japonaise qui ne soit pas tirée à quatre épingles. C’est toujours la même chose quand elles sortent, même dans les lieux les plus improbables. A la plage tiens. Elles nagent peu, se mettent dans des bouées canards et font trempette maquillées et coiffées comme des princesses. Où qu’on soit, on ne déroge pas aux prescriptions du Dieu visage.

- Pour la religion, elles font parfois des sacrifices quand même. Tu connais le Higashi Honganji à Kyoto ?

- Oui, c’est un temple bouddhiste de la branche Jodo n’est-ce-pas ?

- C’est ça. Il y’a une corde tressée de cheveux que les fidèles femmes ont offerte au temple avant sa reconstruction en 1895. Bien sûr l’histoire ne dit pas si elles sont allées jusqu’à se raser pour l’occasion. Mais les nonnes bouddhistes le font tu sais bien !

- Certes. Mais cela serait un calvaire pour les autres. Les japonaises et leurs coupes de cheveux : une véritable frénésie nationale. Un énorme business aussi. Et c’est vrai que le résultat est là. Le cadre est aussi important que le visage. En fait, l’un ne va pas sans l’autre.

- Tu es déjà allé dans un hair salon ?

- Non, je fréquente plutôt les tokoya. Aller chez le barbier me suffit pour ce que je lui demande de faire. Les hair salon ne sont fréquentées que par les femmes d’ailleurs, non ?

- Pas du tout. Il y’a les garçons aussi qui veulent plus que les coupes basiques proposées par les tokoya. Mais tu as en partie raison ; la clientèle est à dominante féminine. Enfin, si tu as l’occas, vas y, tu verras le boulot qu’ils abattent pour soigner ces dames.

- J’imagine. Quand on sait qu’au départ tout le monde a les cheveux noirs et raides. dix minutes de promenade dans les rues d’un centre ville et on prend la mesure des capacité de production des salons de coiffure de l’archipel. Cheveux ondulés, teints en blonds, aux reflets cuivrés…La palette est assez impressionnante !

- Il n’en reste pas moins que la coupe la plus répandue est le très classique cheveux noirs et longs auxquels les jeunes femmes ajoutent volontiers une frange qui descend devant jusqu’aux sourcils. Elles ajoutent aussi des accessoires, petits élastiques, nattes et compagnie. Puis à partir d’un certain âge, elles ont les cheveux plus courts, souvent coupés au carré.

- Certaines jeunes filles font aussi dans le genre court il me semble. Il y’a par exemple les fameuses coupes kappa. En France on appelait ça les coupes à la Mireille Mathieu. Un carré avec du volume et une frange coupée nette devant.

- Oui, même si la mode a tendance à tomber, on voit encore quelques spécimens. C’est un peu comme les loss sock, la mode des chaussettes hautes en ribouldingue portées avec des mini jupes. Disons que c’est relictuel.

- Mais revenons aux traditions veux tu ? A Kyoto notamment, les jeunes filles qui revêtent leurs kimonos pour assister au Gion matsuri ou pour participer aux cérémonies qui sont organisées pour elles par la municipalité l’année de leur 20 ans, se montrent avec des coiffures absolument superbes je trouve. Leurs cheveux sont tirées et retroussés avec des kanzashi, des épingles, parfois ornées de fleurs.

- Et c’est un travail de plusieurs heures confiées à de véritables professionnels. Pour les mariages aussi on retrouve ce genre de coiffures complexes et très structurées. Par ailleurs, bien que les formes soient différentes, les geishas, appelées geiko à Kyoto, ou les maikos sont depuis plusieurs siècles l’objet des attentions soutenues des artistes du cheveux dont recèlent le Japon.

- Les geishas ne portent pas de perruques ?

- Parfois si aujourd’hui. Sinon à force d’être tirés, les cheveux tombent. Mais pas les maikos, plus jeunes. Le coiffage dure plusieurs heures et intègre différents éléments de décoration. Des petits portiques métalliques à lamelles par exemple qui ont l’air de petites couronnes ainsi que des kushi, des peignes décoratifs en écailles de tortues. Bien sûr, hors de question de recommencer tous les jours : les filles doivent dormir sur des oreillers spéciaux pour ne pas déformer leur coiffure et accepter de se laver les cheveux une seule fois par semaine.

- Il n’empêche, les résultats sont vraiment à la hauteur des contraintes. De véritables œuvres d’art vivantes. Dans le passé, toutes les femmes se coiffaient elles comme cela ?

- Non…C'eut été beaucoup trop pénible. Les geishas ont des coiffures d’artistes, d’actrices qui se costument avant d’entrer en scène. Pour le commun des mortels les choses étaient plus simples. A l’époque d’Heian, les femmes avaient l’habitude de se huiler les cheveux. Plus près de nous, à l’époque d’Edo, il y’avait des codes dans les coiffures qui indiquaient le statut social ou marital. Les hommes aussi se distinguaient par leur capillarité. Les samouraïs par exemple, portaient le crane rasé sur le dessus et les cheveux longs sur les côtés. Ces mêmes coupes de cheveux qui ont été interdites à l’époque Meiji comme un symbole de l’abolition de la féodalité.

- La dictature du cheveux ! Finalement la mode à remplacé la coercition politique dans ce domaine.

- Tu n’as pas tort. Mais pourquoi tu prends cette voix grave et violente tout à coup ?

- Je repense aux films de samouraïs, avec leur voix grave et comme venue d’outre tombe…

- Pas très original…C’est un peu un topos de la virilité dans la culture japonaise. La voix a une importance fondamentale. Elle exprime la personnalité et se doit d’être en harmonie avec les autres traits constitutifs de l’individu. Personne n’imaginerait un samouraï sérieux avec une voix fluette. La voix est un élément du visage invisible, un des critères les plus importants que nous utilisons pour nous représenter mentalement quelqu’un.

- A ce propos, quand on arrive au Japon, on est frappé tant par l’omniprésence des voix féminines que par leur couleur. Il y’a ces annonces enregistrées diffusées un peu partout, ces femmes qui discutent dans les restaurants. Et si les sonorités varient d’un individu à l’autre, globalement, on a l’impression que les voix sont fluettes, aiguës, souvent blanches et peu timbrées.

- Tu as raison. C’est une caractéristique physiologique sans doute mais aussi une question socio culturelle. La société japonaise conçoit la féminité fragile, pure et infantile. Beaucoup de jeunes femmes accentuent le caractère immature de leur voix en utilisant davantage leur registre aiguë et en jouant avec leur intonation : la voix kawai, mignonne est séduisante. Nonobstant, certaines ont tendance à parler avec des voix plus rauques et plus graves, avec des intonations plus brusques. Une manière de révolte inconsciente peut être. Souvent ce sont des filles qui sont en rupture avec quelque choses. Les mères de famille, ont généralement des voix plus graves, et posées. Quand aux femmes plus matures, elles ont des voix un peu chuintantes, des voix de obaachan, très caractéristiques.

- Résumons…le visage de la femme japonaise est pâle, plutôt plat, maquillées, doté d’yeux et de cils très travaillés qui paraissent plus grands et plus longs qu’ils ne sont. Elle n’a pas de lunette. Un nez plutôt petit, une bouche fine, des cheveux noirs longs avec une frange sur le front et une voix légère. Tout est soigné à merveille, pensé, mis en place et pourtant…il y’a souvent quelque chose qui cloche dans ce tableau idyllique.

- Qu’est ce que tu veux dire ?

- Les dents.

- Ah…Tu touches un sujet sensible.

- C’est vraiment un mystère insondable. Pourquoi dans un des pays les plus riches au monde, la majorité des femmes ont-elles les dents aussi…je n’ose pas prononcer le mot.

- L’abus de sucreries sans doute. Tu sais les femmes en raffolent. Et malgré le brossage que toutes pratiquent, les dents se gâtent. C’est un problème génétique des asiatiques ; ils ont souvent des dents de mauvaises qualité.

- Quand une japonaise ouvre la bouche, on voit souvent plus de plombage que d’émail. Mais je ne voulais pas parlé de cela en fait. Je faisais allusion à l’implantation….Aller, au moins la moitié des femmes ont les dents en chantier, complètement tordues. C’est fou mais elles sont si belles parfois qu’on en croit pas ses yeux quand elles sourient et qu’elles dévoilent leur dentition. Oups.

- C’est pour ça que beaucoup sourient sans la montrer, ou bien mettent leur main devant la bouche…Tu as remarqué ?

- Oui, elles le font aussi en mangeant pour cacher un peu la mastication. C’est très mignon mais le reste l’est beaucoup moins. Du moins au départ. Après on s’habitue et cela ne gène plus vraiment.

- C’est exactement pour cette raison quand elles n’ont pas été prises en charge dès l’enfance, que beaucoup de jeunes filles ne font rien pour redresser la situation. Elles s’habituent elles aussi et ne jugent pas nécessaire de faire des sacrifices pour aller chez l’orthodentiste.

- Pourtant il y’a une sécurité sociale nationalisée plutôt efficace au Japon, semblable au modèle français, qui permet aux plus modestes de se faire soigner me semble t-il.

- C’est vrai mais contrairement à la France, les actes orthodentaires ne sont pas remboursés. Ils sont considérés comme relevant de la chirurgie esthétique alors…

- Donc les dents tordus seraient une question sociale finalement.

- Oui et non. Disons que c’est une dépense importante pour les plus modestes. Mais ce n’est pas une dépense impossible. Certaines jeunes filles modestes préfèrent investir dans un sac Vuitton dès qu’elles ont de l’argent . D’un autre côté, chez les privilégiés, c’est parfois la négligence ou la peur de la douleur qui confine à l’inaction. Souvent, en effet, il faut arracher quelques dents avant de poser un appareil dentaire. Et ça fait frémir les âmes sensibles. Je ne vais pas t’apprendre que les japonaises sont peureuses. Je dois être une exception à ce sujet.

- Mais pas du tout Koyuki ! Impossible de regarder un film d’horreur avec toi !

- N’empêche que j’y suis passée chez l’orthodentiste !

- Dis, ces dents qu’il faut arracher, c’est à cause de la fameuse mâchoire trop petite des asiatiques n’est ce pas ?

- Exactement. Les 32 dents n’ont pas assez de place et se bousculent au portillon. Le phénomène touche une grande partie de la population. Encore une preuve que l’évolution des espèces ne mène pas toujours au progrès. Le nombre de dents n’a pas suivi la diminution de la taille de la mâchoire du fait des mutations du régime alimentaire humain depuis le néolithique. Enfin.

- Autre chose aussi qui m’intrigue. Certaines filles ont des dentitions étranges. Pas franchement tordues mais… j’ai remarqué souvent des canines trop longues et avancées. Un côté dracula. Une situation qu’on trouve même chez certaines filles médiatiques qui auraient les moyens de…

- Ah ! Là, on touche vraiment à la différence culturelle. Toi, tu ne trouves pas ça mignon ?

- Disons que je ne suis pas vraiment habitué à ce genre de coquetterie.

- Et pourtant les japonais aiment ça. On appelle ces canines les yaheva. Et personne n’aurait l’idée de les faire corriger au contraire.

- Comme tout m’étonne au Japon, plus rien ne m’étonne. Je veux dire, je suis préparé à ce que tout soit étonnant.

- Moi ce qui m’étonnes c’est que tu t’étonnes. Enfin, les japonais ne sont pas des extra terrestres quand même !

- Non, mais ce qui nous paraît important chez les gens, ce sont les détails tu sais bien. Tiens par exemple, au delà des caractères physiques, la façon dont les japonaises utilisent leur visage, le font vivre est tout à fait spécifique. C’est unique au monde en fait.

- Tu fais allusion au masque ?

- Oui, mais pas celui des chirurgiens qu'on porte pour se protéger des miasmes. Je parle plutôt des expressions faciales, hyoujo, figées ou imposées par la société. Ce qui est frappant dans les rues, c’est l’uniformité de ces complexions qui semblent un peu figées. Ni en colère, ni joyeuses, juste neutres. Au début, je pensais qu’il y’avait vraiment une forme de sérénité ambiante liée à l’imprégnation de la culture bouddhiste qui se lisait sur les visages. Mais maintenant que je connais un peu mieux le Japon, j’hésiterais. De plus, les gens baissent la tête en marchant et ne cherchent pas le regard des autres. Derrière ce masque, je vois aussi de la tristesse et de l’isolement.

- Je ne te le fais pas dire. Les japonais ont appris à domestiquer leurs états d’âme et à les dissimuler en contrôlant leur discours et leur visage. Le facteur religieux, le détachement que prône le bouddhisme par exemple, opère probablement malgré la sécularisation de la société. Pourtant, vu qu’une telle retenue n’existe pas dans les autres pays de confession équivalente, il y’a d’autres facteurs anthropologiques qui sont en jeux. La honte, sentiment très fort au Japon, paralyse les individus et retient leur spontanéité, alimente la peur de gêner autrui qu’un sens aigu de la politesse. A cela s’ajoute le caractère holistique de la société qui disqualifie une trop forte expression individuelle, notamment dans les contextes où les gens évoluent en groupe ou dans une masse.

- Quoiqu’il en soit, ce contrôle est vraiment fascinant pour nous autre latins qui avons davantage l’habitude de faire des ponts entre nos émotions et les muscles de notre visage.

- Il n’empêche, dans les situations de communications, la face s’anime comme par magie. Tout dépend du contexte évidemment. Ainsi la colère qui se dissimule en société, s’exprime parfois de manière surprenante dans l’intimité. Tu le sais bien non ?

- Je ne pourrais pas dire que je n’ai jamais vu de japonaise furieuse…mais je ne citerai pas de nom. Le visage commence par se crisper, les sourcils se froncent et la parole jaillit comme un venin ! C’est même étonnant la violence qu’il peut y avoir derrière ces saillies subites. Mais j’ai entendu dire que certaines n’explosaient jamais et que la pression finissait par avoir raison d’elle. Heureusement que ce n’est pas ton cas Koyuki !

- Il manquerait plus que ça ! J’aurais bien tord de retenir vu ce que tu me fais subir ! Enfin, tu as visé juste, ce n’est pas le cas de tout le monde et certains individus intériorisent tout. C’est une des façons possibles de faire face à l’imprévu dont la vie personnelle regorge, encore que au Japon moins qu’ailleurs. En fait, les gens sont plus à l’aise pour s’exprimer dans le cadre des situations définies socialement qui appellent des réactions prévues à l’avance. Dans ce cas, le vocabulaire faciale est très codifié. Tient, par exemple dans une relation formelle, professionnelle ou commerciale, le sourire est une obligation intransigeante.

- C’est quelque chose qui frappent les étrangers qui visitent le Japon c’est vrai. Ailleurs les gens se forcent moins alors qu’au Japon, tous le monde sourit quand il se doit. Les commerçant par exemple. Mais tu ne penses pas que c’est faux ?

- Bien sûr que c’est faux, quoique le bonheur vienne en souriant, mais n’est ce pas le propre de la relation sociale d’être théâtrale de toutes les façons ? Et puis le sourire ça s’attrape. C’est quand même agréable non ?

- Bien sûr, je ne dis pas le contraire. En revanche, pour être franc, il est tout aussi surprenant que dans la rue les zygomatiques reviennent unanimement en position détendues. C’est l’autre masque qui reprend le relais et celui là, il est déroutant parfois.

- Ne me dis pas que les gens ne rient jamais !

- Pas ostentatoirement. En dehors de la sphère de l’intime, le rire aussi me parait codifié. Par exemple, j’ai remarqué ce petit rire nerveux qui naît de l’erreur. Les cyclistes qui font une erreur en vélo vous rient au visage en s’excusant. C’est un peu déroutant au départ. Je préfère les rires spontanées des groupes de jeunes adolescentes par exemple qui pouffent de manière outrancière pour un oui ou pour non quand elles passent dans la rue ou qu’elles mangent au macdo : c’est ça aussi le Japon. Et je ne te cache pas que ce rire là, il est la jouvence, l’optimisme, celui qui rachète le pays du gris triste et sérieux qu’il est trop facile de voir parfois planer au dessus des choses et des visages…

- En Europe on dit qu’un fou rire vaut un bifteck n’est ce pas ? N’oublie pas que le Japon est un pays de mangeurs de poissons. Les gens riraient moins qu’ailleurs ? Peut être. Pour voir des gens se marrer comme des baleines, il te reste les restos, l'alcool favorise les parties de rigolade, et les TV show. Tu verras des types et des femmes notamment se plier en quatre devant des plats de ramens en disant oishii, c’est délicieux !

- Ne te vexe pas. Tu es sûrement une des personnes que je connaisse qui rit le plus. …A propos, j’ai remarqué autre chose dans le domaine des figures imposées par les rapports sociaux. La contrition. Quand une vendeuse ne peut pas satisfaire une demande, elle plisse les yeux, avance la bouche en retroussant la lèvre supérieure et récite plusieurs fois de suite avec conviction les formules d’excuses et de désolement de circonstances. La première fois on se pince devant un tel comportement hyperbolique et puis…on comprend que la paix sociale passe par ce genre de rituel de dédommagement, de meaculpa, qui ne coûtent pas grand-chose finalement et épargne les confrontations. Le visage japonais ménage la susceptibilité de l’autre qui a toujours une porte de sortie qui lui est offerte pour se tirer sans trop de frustration ni de ridicule d’une situation difficile.

- Tu focalises sur les vendeuses apparemment. Dans la conversation privée, as-tu remarqué quelque chose de spécial ? Je t’avoue que seuls les étrangers peuvent avoir le recul nécessaire pour remarquer ce genre de chose.

- Vous les japonais vous êtes dans votre aquarium mais vous aimez bien que les étrangers vous parlent de vous ! Si tu savais combien de fois on m’a demandé quelle était l’image du Japon en France, qu’est ce que j’avais préféré au Japon, pourquoi je m’intéressais au Japon…Bon pour te répondre, dans la conversation privée, mais qui se déroule dans les lieux publics, j’ai remarqué que le visage a aussi son vocabulaire bien réglée. Les femmes notamment prennent un soin très particulier à signifier l’interaction et l’empathie. La conversation a un lieu ; le regard. Une règle d’or, l’implication totale.
Les répliques sont échangées calmement sans que quiconque ne coupe jamais la parole à l’autre, chacun s’efforçant d’écouter puis de parler avec passion en étant parfaitement concentré. L’allocutaire acquiesce sans arrêt en dodelinant de la tête qu’il incline rapidement vers le bas d’un coup sec avant de la laisser remonter plus lentement dans sa position initiale. D’où un effet d’à coups qui rappelle le mouvement des gallinacées. Simultanément, il prononce inlassablement pléthore interjections : hai (oui), so desu ka (n’est ce pas), heeeee (ah bon !), ung ung (oui oui). Quand aux yeux, ils s’écarquillent ou se plissent pour signifier l’étonnement, la surprise, la compréhension, la commisération. Le jeu consiste en effet pour l’allocutaire à exécuter sur sa face une réponse émotionnelle aux messages exprimées par le locuteur. Ainsi, quand il s’agit de communier avec la joie, l’allocutaire intensifie le regard, dessine un large sourire et profère quelques formules adaptées qui renforcent l’implication dans le propos de l’autre. Le grand classique est le fameux sugoi,’super’, lancé avec une emphase et une force affectée auquel les plus jeunes ajoutent parfois un geste de la main en posant la paume sous leur menton, les doigts en éventail dirigés vers l’autre. En conclusion, je te dirais que deux japonaises en train de discuter donnent toujours l’impression d’échanger des choses passionnantes tant elles mettent de conviction dans le visage et les intonations de leur voix. Tout se passe comme si le visage, retenu, paralysé dans la journée et enfin libéré, avait besoin d’exagérer et de surjouer. Toutefois, même affranchies du masque, les japonaises ne transgressent pas les bornes de la grammaire faciale convenue. Il ne s’agit pas d’improviser mais de citer la bonne figure au bon moment.

- Toi tu as fréquenté les Starbucks du Japon avec assiduité pour soutenir de telles analyses. J’ai du mal à réaliser qu’il pouvait y avoir autant de choses à dire sur les japonaises quand elles bavassent au café…Mais pourquoi pas après tout. J’imagine que tu as tendu une oreille indiscrète en plus d’observer tes voisines.

- D’où cette impression d’absurdité qui apparaît quand on comprend la véritable nature des messages échangées. Voir des visages pleins d’engouement comme si elles refaisaient le monde alors qu’elles parlent de glace à la vanille, à quelque chose de fascinant. Dans les conversations de pas de porte, les hanashi, le sujet importe peu finalement. C’est le plaisir de la communication qui doit dominer. C’est pour cela que les japonais abordent peu la politique ou des sujets sérieux. Si c’est pour se confronter, ils préfèrent ne pas communiquer. Il n’y a qu’à regarder la télévision pour comprendre comment les choses fonctionnent…On pourrait toujours attendre un débat un peu animé sur un sujet brûlant. Cela n’existe pas. D’abord, il y’a peu de sujet brûlant qui sont présentées dans les médias. Ensuite, personne n’aurait l’idée de faire un scandale en public . Les gens préfère regarder des shows où des mecs se baladent en ville et vont dire bonjour à des restaurateurs, goûtent leurs plats et ont tendance à radoter.

- Cela fait 10 ans que je n’ai pas regardé la télé japonaise. J’ai souvenir de TV shows où les gens gesticulent sans arrêt.

- L’inverse de ce que j’ai vu dans mes enquêtes au Starbuck. Là, l’échange est généralement posé, le corps suit, bien droit et contrôlé. Les rapports entretenus pas les mains et le visage sont très policés ; En général, les deux parties du corps ne se mélangent pas.. On verra peu de japonaises soutenir leur menton avec leurs mains. Le visage doit être maintenu, la nuque droite. Elles ne se touchent pas davantage le front, les lèvres, ne se frottent les yeux, ni ne se pincent le menton. Quelque gestes qui font partie du répertoire culturel des signes associent mains et visages. L’index qui appuie sur le bout du nez une ou deux fois de suite et signifie ‘je’ ou ‘moi’ par exemple. Elles le font volontiers quand il y’a ambiguïté sur le sujet d’un discours, ce qui est fréquent vu que la langue japonaise en fait très souvent l’élision et abonde en phrases sans sujet. Il y’a aussi la main qui est placé dans l’espace verticalement, la tranche face au visage, à un ou deux centimètres du nez puis agitée très rapidement à partir du poignet qui sert d’axe immobile. Le signe est celui de la négation, du déniement plutôt. Il est utilisé notamment quand il s’agit de se dérober à une affirmation, de nier fortement une assertion. Un signe de défense plutôt qui vise à imprimer dans l’esprit de l’autre que non, sa proposition est absolument fausse. Parlez vous anglais ? pourra-t-on demander à une japonaise. Dans beaucoup de cas, elle agitera la main devant son nez en proférant quelques zenzen, ‘pas du tout’, en écarquillant les yeux, en contractant les lèvres vers l’avant et en reculant le visage qu’elle fera trembloter rapidement de gauche à droite. Quand on aura compris qu’il ne faudra plus la mettre en danger en lui prêtant des capacités qu’elle n’a pas et qu’elle serait bien en peine de prouver, la panique passera comme la tempête et les choses reprendront leurs cours.
Enfin, les japonaises dissimulent fréquemment leur bouche derrière le bout de leurs doigts pour camoufler leurs dents, mais aussi pour masquer la mastication quand elles mangent, qui pourrait laisser apparaître leur visage déformé, dans une gestique désavantageuse, notamment quand elles ont trop prise trop de nourriture par rapport à la taille de leur bouche, généralement trop petite. Comme dans beaucoup de pays, la politesse consiste à réprimer ce qui en l’homme relève de l’animalité, la dévoration goulue par exemple.

- C’est clair. Cette discipline du visage, est innée, tant les japonais ont été éduqué à le contrôler, comme ils contrôlent d’ailleurs tout le haut de leurs corps. Ils savent le rendre impassible ou l’animer avec des expressions convenues. Mais en aucun cas il ne convient de grimacer à tort et à travers, de laisser trop de spontanéité et d'émotions désordonnées s’échapper qui viendraient troubler le consensus et la neutralité qui s’imposent pour préserver l’harmonie sociale. Enfin je ne t’apprends rien n’est ce pas.
Eh ! Arrête de faire des grimaces quand je te parle !

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